Medoff et collègues 2022, un article publié en Novembre 2022 dans la revue Science, revendique que le monument national marin Papahānaumokuākea, la plus grande aire marine protégée (AMP) des États-Unis, a généré un effet de débordement pour les thons—le Graal des défenseurs des aires protégées. Le débordement se passe lorsque des espèces deviennent tellement abondantes dans une zone protégées qu’elles se répandent dans les zones environnantes non-protégées, bénéficiant à la population globale. Si cela se révélait vrai, la revendication de Medoff et collègues 2022 serait une preuve substantielle en support du mouvement 30×30 et la création de grandes AMPs dans l’océan ouvert.
Cependant, leur démarche scientifique ne résiste pas à une analyse minutieuse.
L’analyse statistique utilisée par Medoff et collègues 2022 avait deux problèmes significatifs:
- L’effet le plus important a été observé pour le thon Albacore, mais la création de l’AMP a correspondu avec une augmentation soudaine de la population de thon Albacore sur tout le Pacifique Ouest. En plus, avant que l’AMP ne soit établie, la capture par nombre d’hameçons (CPUE, une mesure de l’abondance des poissons) était substantiellement plus grande à proximité de l’AMP que dans les zones plus éloignées, suggérant que l’habitat proche de l’AMP était meilleur que celui qui en était plus éloigné.
Lorsque les captures de thon changent, on s’attend à un changement de distribution proportionnel à la qualité de l’habitat, mais l’analyse de Medoff et collègues a utilisé des changements absolues de CPUE plutôt que des changements relatifs ou proportionnels; voir Figure 3 ci-dessous. En utilisant cette approche, Medoff et collèguent s’attendaient à ce que la CPUE obtenue dans des zones avec une très faible CPUE avant l’établissement de l’AMP augmenterait autant que les zones avec une CPUE élevée avant l’établissement de l’AMP, à peu près un Albacore pour 1000 hameçons.
Nous avons reproduit l’analyse de Medoff et collègues avec des mesures proportionnelles plutôt qu’absolues et nous n’avons pas trouvé de preuve d’un effet de débordement.
- L’article de Medoff a aussi oublié de mentionner ou de discuter le plus grand évènement El Niño de l’histoire qui est vraisemblablement responsable du changement majeur d’abondance de l’Albacore et de sa CPUE.
Dans cet article, nous expliquons l’histoire du thon dans l’AMP de Papahānaumokuākea et nous allons dans le détail de la méthodologie de Medoff et collègues pour montrer ce qui a mené à des résultats incorrects.
Qu'est-ce qu'un effet de débordement ?
La théorie du débordement suggère que lorsqu’une AMP est établie, l’abondance des poissons au sein de l’AMP augmente de façon significative et finit par se répandre dans les zones voisines, ce qui bénéficie à la population de poisson et aux pêcheurs qui avaient perdu l’accès à leur zone de pêche. Ce “win-win” théorique est un argument crucial en faveur des AMPs.
Cependant, la mise en place des AMPs dans le monde réel résulte souvent au déplacement de la pression de pêche au-dehors. Les pêcheurs pêchent de façon plus aggressive en dehors de l’AMP pour capturer la même quantité de poisson. En conséquence, aors que la zone protégée peut contenir plus de poissons, la population générale n’est pas affectée. Du point de vue du pêcheur, les AMPs rendent la pêche plus difficile car il faut un effort plus grand pour obtenir une capture équivalente.
Medoff et al. revendique un effet de débordement par l’analyse des données thonières de l’AMP de Papahānaumokuākea MPA 3.5 ans après qu’il ait été étendu en 2016. Ils concluent que la fermeture de la zone à la pêche de l’Albacore et du Patudo a mené à des CPUE (ici en nombre de poissons pour 1000 hameçons) plus élevées en dehors de l’AMP. Ils ont observé une augmentation plus forte de CPUE pour la pêche plus proche de la limite de l’AMP que pour la pêche qui en est plus éloignée, et ils concluent que l’AMP en était responsable.
Quelle est la preuve nécessaire pour démontrer la causalité ?
Entre 2016 et 2019, la CPUE du thon Albacore dans les eaux autour d’Hawaii a effectivement augmenté. La question est, est-ce qu’elle a plus augmenté dans les zones proches de l’AMP par rapport aux zones plus éloignées ? Qu’est-ce qui a été le moteur de l’augmentation de l’abondance et de la CPUE ? Était-ce du à l’expansion de l’AMP ? Ou bien était-ce quelque chose d’autre, comme des fluctuations naturelles de la population de thon ou bien des conditions climatiques inhabituelles ?
Avant l’expansion de l’AMP de 2016, seulement à peu près 1700 thons étaient capturés chaque année dans la zone qui serait plus tard fermée à la pêche. Medoff et collègues revendiquent essentiellement que protéger ces 1700 poissons (sur une population estimée de ~48,000 poissons dans l’AMP et 1-2 million dans la zone environnante) a directement mené à une augmentation de 60% de la CPUE d’Albacore à côté de l’AMP en juste trois ans.
C’est extrêmement peu vraisemblable. En mettant de côté le fait que ces poissons ne représentent seulement que ~3% de la population de la zone, l’Albacore devient mature en 2-3 ans. Ces 1700 poissons n’auraient eu qu’une ou deux classes d’âges suffisamment matures pour être capturés. Même si tous ces 1700 poissons étaient restés dans l’AMP, ils n’auraient augmenté la population à l’intérieur de l’AMP de juste 9%.
L’augmentation du taux de capture est probablement mieux expliqué par l’évènement El Niño de 2014-2016. Historiquement, on sait que les évènements El Niño mènent à beaucoup plus de thons autour d’Hawaii (voir plus loin).
Qu'est-ce que montrent les données d'abondance de thon ?
Il ne fait aucun doute que les populations de thon dans la région ont beaucoup augmenté pendant la période de l’étude, mais l’augmentation a commencé en 2014, pas après l’extension de l’AMP en 2016. L’évaluation de stock du thon Albacore montre que les captures et la CPUE autour d’Hawaii ont continué leur trajectoire à l’augmentation depuis la fermeture de 2016.
L’abondance de la population de thon Albacore autour d’Hawaii est passé de 46,000 MT en 2014 à 74,000 MT en 2018, une augmentation de 60% à la fois proche et éloignée de la limite de l’AMP. Voir le graphique ci-dessous pour la période 2014-2018.
Un autre modèle erroné d'AMP
Comment donc Medoff et collègues concluent-ils que l’AMP est la cause de l’augmentation de l’abondance de thon autour de l’AMP ? Medoff et collègues ont utilisé des données confidentielles d’observateur des pêches pour modéliser la CPUE comme une fonction de la distance à la limite de l’AMP, mais ils construit un modèle additif, non proportionnel. Ceci signifie que le modèle attendait que l’augmentation de la CPUE soit affectée par une même quantité absolue—pas par une quantité proprotionnelle.
Par exemple, avant que l’AMP ne s’étende, la CPUE du Patudo dans la zone proche de la limite de l’AMP était ~1 (mesuré en nombre de thons pour 1000 hameçons). 900 kilomètres plus loin, la CPUE était ~0.33. Le modèle de Medoff et collègues 2022 contrôle la possibilité que les deux zones aient une même variation absolue de CPUE: si la zone proche de l’AMP avait augmenté de 1 à 2 (une augmentation de 1), l’augmentation de la zone éloignée devrait être de 1 pour être considérée similaire (de .33 à 1.33). La zone proche doublerait alors que la zone distante devrait quadrupler. Voir Figure 3.
Dans le monde réel, on s’attend à ce que les populations de poisson augmentent de façon proportionnelle à ce que permet l’habitat local. Si la zone proche double de 1 à 2, on s’attend à ce que la zone éloignée double de 0.33 à 0.66. En modélisant en valeur absolue, Medoff et collègues font une distorsion des données en faveur des zones proches de l’AMP où la CPUE était déjà élevée et où l’habitat était historiquement meilleur. L’augmentation des thons dans des zones spécifiques reflète une augmentation en proportion de la qualité de son habitat.
Comme les données des observateurs sont confidentielles, nous avons demandé l’équipe du Conseil Régional de Gestion des Pêches du Pacifique Ouest (qui ont accès aux données) de reproduire le modèle pour l’Albacore en utilisant une mesure proportionnelle de changement de CPUE à la place d’une mesure additive.
Nous n’avons pas trouvé de preuve de débordement:
Dans la figure ci-dessus, le modèle proportionnel en points ouverts ne montre aucun signe de décroissance de la CPUE avec l’éloignement à l’AMP; un patron qui est par contre observé avec le modèle en valeur absolue (utilisé par Medoff et collègues 2022), en cercles noirs, qui montre une augmentation de 1.3 de la CPUE dans les zones proches de l’AMP avec une décroissance progressive de la CPUE de 0.5 en s’éloignant de l’AMP.
Le El Niño dans le salon
D’après le Dr. John Hampton, scientifique en chef au Secrétariat de la Communauté du Pacifique (CPS) et ancien directeur du programme des pêches océaniques de la CPS—l’organisation intergouvernementale qui est en charge du suivi des populations des thons dans le Pacifique, l’augmentation de l’abondance des thons et de la CPUE autour d’Hawaii sur la période 2014-2018 était probablement due à l’évènement El Niño.
La plus grande partie de la population de thon du Pacifique vit dans l’Ouest (plus proche de l’Asie). Mais pendant les années El Niño, l’eau chaude du Pacifique Ouest se déplace vers l’Est en direction de Hawaii, amenant les thons avec elle.
Cet effet a été publié pour la première fois dans Nature en 1997. Pendant l’évènement El Niño de 2014-2016, des millions de tonnes de thons se sont déplacées plus proche des îles Hawaiiennes; l’abondance mesurée pour l’Albacore a augmenté de 60% sur 2014-2018 autour d’Hawaii—une belle coincidence avec l’extension de l’AMP de 2016.
Le cadre du modèle de Medoff et collègues (appelé différence dans les différences) est, en théorie, supposé contrôler les facteurs environnementaux qui coincident, comme un évènement El Niño, mais il ne peut pas permettre de contrôler la réalité de la façon avec laquelle un choc climatique affecte la distribution spatiale des thons.
Leur modèle pourrait avoir pu contrôler un tel effet si l’évènement El Niño avait résulté en une augmentation similaire du nombre de thons dans les zones proches et éloignées de l’AMP. Cependant, étant donné le fort gradient historique de l’abondance des thons dans la région, il est plus vraisemblable que plus de thons soient allés plus proches de l’AMP de façon proportionnelle au meilleur habitat qu’on y trouve.
La preuve scientifique des bénéfices pour les ressources halieutiques du 30x30 restent faibles
Alors que le mouvement 30×30 gagne en popularité politique, la recherche avec des analyses post hoc inventives (comme Medoff et collègues 2022) sera nécessaire. Malheureusement pour les défenseurs du mouvement, les preuves concrètes de débordement demeurent difficiles à trouver.
L’aire protégée des îles Phoenix (Phoenix Islands Protected Area, PIPA), une AMP similaire à Papahānaumokuākea en taille et en habitat juste 2400 km au Sud-Ouest d’Hawaii, n’a pas non-plus montré d’effet après la fermeture de ses eaux à la pêche des thons en 2015.
Avant la fermeture, les pêcheurs capturaient en moyenne 22,000 tonnes (MT) de Listao et 1,900 MT de Patudo dans la zone qui deviendra ensuite PIPA. Cela représente ~500 fois la quantité d’Albacore capturé dans la zone qui deviendra le monument national marin Papahānaumokuākea.
Hampton et collègues 2023, un article de John Hampton et l’équipe thonière de la CPS, n’a pas trouvé d’augmentation de la population des thons en lien avec l’AMP. Après avoir perdu des millions de dollars de revenus de la pêche sur les huit dernières années, le gouvernement des Kiribati a annoncé l’an dernier qu’il allait réouvrir le PIPA à l’exploitation thonière.
Une autre étude récente, celle sur le plus grand réseau d’AMPs aux États-Unis, au large des côtes de la Californie, n’a montré aucune augmentation pour les populations régionales ou générales de plusieurs espèces de poissons.
La mise en place d’AMPs résulte fréquemment en un déplacement de la pression de pêche plutôt qu’en sa réduction. Les pêcheurs compensent les captures perdues en intensifiant leurs activités de pêche en-dehors de l’AMP, particulièrement pour le cas de poissons mobiles comme les thons qui bougent fréquemment dans et en-dehors de l’AMP.
Alors que les AMPs peuvent protéger la vie marine efficacement à l’intérieur de leurs limites si elles sont contrôlées de façon adéquates, les preuves sont insuffisantes pour suggérer qu’elles sont efficaces pour augmenter les populations à grande échelle en-dehors des limites des AMPs.
Max Mossler
Max is the managing editor at Sustainable Fisheries UW.