Vous vous souvenez des titres qui avançaient que le chalutage de fond relarguait autant de carbone que tout le transport aérien ? On pensait que ce message était probablement faux lorsqu’il est sortit la première fois, mais Hiddink et al. 2023, un article de réponse publié en Mai 2023, le rend aujourd’hui officiellement faux.
Les titres d’origine venaient de Sala et al. 2021, un article publié dans Nature qui a recueilli plus de couverture médiatique qu’aucun autre article en science de la mer de la dernière décennie. Nous avons couvert les aspects scientifiques et leurs suites au cours des quelques dernières années, mais voici un résumé rapide:
Sala et al. 2021 défendent l’augmentation du nombre d’aires marines protégées (AMPs) pour restreindre la pêche. L’article a utilisé trois modèles différents qui revendiquent des bénéfices issus de la mise en place d’AMPs:
- Sécurité alimentaire – les AMPs augmenteraient la disponibilité en nourriture au travers de pêches plus abondantes.
- Biodiversité – les AMPs renforcerait la biodiversité des océans.
Carbone/changement climatique – ils avançaient que le chalutage de fond relarguait autant de carbone que tout le transport aérien, vendant ainsi les AMPs comme une solution au changement climatique au travers de la séquestration de carbone. L’article suggérait de vendre des crédits carbone à partir d’AMPs pour financer la création de plus d’AMPs.
Ces trois revendications se sont cependant rapidement effondrées. Le modèle de sécurité alimentaire original a été rétracté, et celui modifié par Sala et al. 2021 avait des problèmes similaires. Une réponse publiée l’an dernier souligne que les revendications sur la biodiversité et le carbone étaient basées sur l’hypothèse que la pêche disparait plutôt qu’elle ne se déplace. Et maintenant, Hiddink et al. 2023 démontre que le modèle de carbone surestime les bénéfices carbones par 2-3 ordres de grandeur, soit 100 à 1000 fois.
Hiddink et al. 2023 note deux raisons principales expliquant pourquoi le modèle dans Sala et al. 2021 ne marche pas:
- Les hypothèses fondamentales du cycle du carbone sont incorrectes.
- La validation de ces hypothèses est également incorrecte.
Nous expliquons ici le cycle du carbone dans les sédiments océaniques et nous discutons le potentiel de contribution du chalutage de fond aux émissions carbone. Nous disséquons aussi le modèle de carbone dans Sala et al. 2021 et nous montrons pourquoi il était incorrect sur la base de l’analyse de Hiddink et al. 2023.
Le cycle du carbone dans les sédiments marins
Quand un organisme meurt dans l’océan, qu’il soit gros ou petit, il commence par couler. Pendant sa descente, et après qu’il soit arrivé au fond, le carbone organique qui formait l’organisme est décomposé par les microbes de l’eau de mer et les autres organismes qui s’en nourrisent. Le carbone est minéralisé, passant de carbone organique solide à sa forme la plus basique, le CO2, dissous dans l’eau de mer pour être utilisé une nouvelle fois par des organismes vivants et au cours de leur croissance.
Seule une faible part du carbone organique qui coule atteint le fond, mais lorsque cela se passe, les bactéries et les invertébrés benthiques en consomment rapidement la majeure partie et respirent le CO2 qui retourne dans la colonne d’eau; presque tout le carbone organique sur les fonds marins est minéralisé en quelques semaines. Cependant, un peu de carbone passe au travers et peut finir enfoui plus profondément dans les sédiments, où moins d’oxygène est présent et la minéralisation est significativement plus lente. Cette couche enfouie peut servir de zone de stockage de carbone qui aide à réguler le cycle du carbone de la planète et, ainsi, le changement climatique. Ceci est le mécanisme clé exploré dans Sala et al. 2021: combien de carbone organique enfoui est exposé et reminéralisé en CO2 à cause du chalutage ?
L’erreur critique dans le modèle de Sala et al. 2021 était de traiter tout le sédiment de la même façon, sans tenir compte des différences significatives entre le carbone enfoui et la couche fraîche de surface.
La mécanique du chalutage suggère que la couche de surface est en fait significativement plus affectée. Les filets des chaluts se déplacent à la surface du fond de la mer, ils creusent à peu près de 2.4 cm dans le sédiment (valeur dont le modèle fait l’hypothèse). Par conséquent, le carbone organique perturbé par le chalutage viendrait de la couche de surface et aurait été vraisemblablement minéralisé naturellement. Cependant, le modèle fait l’hypothèse que le carbone perturbé par le chalutage est comparable au carbone stocké profondément dans la couche enfouie.
Dr. Gordon Holtgrieve, biogéochimiste à l’Université de Washington et qui n’est pas impliqué dans Sala et al. 2021 ou Hiddink et al. 2023, m’a dit, “Sala et al. 2021 a certainement pris une approche aggressive pour modéliser la minéralisation du carbone organique à partir des sédiments. Leurs hypothèses d’un seul compartiment [en traitant de la même façon tous les sédiments] avec une grande labilité du carbone pousse certainement les choses en faveur d’un résultat à gros impact.”
Dissection du modèle de carbone de Sala et al. 2021
Le modèle de Sala et al. 2021 était relativement simple; il se résumait à la quantité de carbone disponible remis en suspension dans l’eau par l’effet du chalutage (appelé carbone labile) multiplié par le taux auquel il se reminéralise (une constante, k). Il faisait l’hypothèse d’un taux de carbone labile de p = 0.7, signifiant que 70% du carbone dans le sédiment est capable d’être reminéralisé et une valeur de k entre 0.3 – 17 par an.
Carbone labile (p) × taux de minéralisation (k)
0.7 × 0.3 – 17 an-1
Hiddink et al. 2023 remarquent que l’hypothèse de carbone labile de 0.7 et les hautes valeurs de k ne sont seulement acceptables que pour une couche superficielle de sédiment « fraîche » qui se reminéraliserait naturellement, pas pour le carbone enfoui et stocké, pour lequel le modèle était prévu.
Hiddink et al. 2023 rapportent des analyses d’échantillons de Mer du Nord qui montrent que la valeur de k dans les sédiments enfouis sont entre 100 et 1,000 fois plus bas que ceux utilisés par Sala et al. 2023. Ils arguent qu’une hypothèse pour une valeur de k plus réaliste serait de 0.001 – 0.01 par an. D’après la réponse:
Nous prétendons qu’incorporer le rôle de la composition nécessiterait de baisser la valeur de k jusqu’à à peu près 0.01 an−1, ce qui est représentatif des sédiments de sub-surface, et de l’appliquer à l’ensemble des sédiments (fraction de matériel réactif, p = 1) ou, de façon alternative, d’utiliser les hautes valeurs originales de k (k = 0.3–17 an−1) et les appliquer à la fraction de matériel réactif p présent dans le carbone organique enfoui historiquement (p = 0.001–0.01).
Sala et al. 2021 ont validé leur modèle en comparant leurs données modélisées à quatre sites de mesures empiriques, mais Hiddink et al. 2023 note que les sites des mesures empiriques ne séparent pas la minéralisation naturelle du matériel organique frais de la minéralisation du carbone enfoui causé par le chalutage. La minéralisation du carbone organique frais dominera toujours la quantité totale de CO2 produite, mais les données modélisées de carbone reminéralisé à cause du chalutage ont été comparées à toutes les sources de minéralisation (en incluant le carbone frais naturellement minéralisé) sur les sites de mesure empirique. Ceci n’est ni une comparaison valide ni une façon de valider des hypothèses.
Si Sala et al. 2021 avait fait des hypothèses correctes, il y aurait beaucoup moins de carbone dans les fonds marins des zones chalutées par rapport aux zones non-chalutées, mais un article de revue publié l’an dernier Epstein et al. 2022, a trouvé des résultats contradictoires. La revue s’est directement intéressé à ce que le modèle de Sala et al. 2021 aurait prédit: moins de carbone dans les zones chalutées par rapports aux zones non-chalutées. Cependant, sur 49 papiers examinés par la revue, 61% ne montrait pas de différence significative, 29% rapportait moins de carbone organique stocké dans les zones chalutées, et 10% rapportaient une plus grande quantité de carbone stocké après chalutage—ceci est plausible si les organismes benthiques qui par ailleurs reminaliseraient le carbone organique et pomperaient l’oxygène dans le sédiment sont éliminés par le chalutage. Au-delà de ça, la revue suggère que le modèle de Sala et al. 2021 est sévèrement erroné et supporte l’assertion de Hiddink et al. 2023 comme quoi le modèle se trompe de façon astronomique (2-3 ordres de grandeur).
En réponse à la critique de Hiddink et al. 2023, les auteurs de Sala et al. 2021 reconnaissent que leur modèle est dépendant d’hypothèses mais maintiennent que leur conclusion est valide. Ils ont pris note de Epstein et al. 2022, mais ils n’ont pas répondu à la critique sur la validation.
Dr. Jack Middelburg, un biogéochimiste prééminent et co-auteur de Epstein et al. 2022, m’a dit, “Je suis d’accord avec Hiddink et al. quant aux bases incohérentes et irréalistes du renforcement de la respiration du sédiment à cause du chalutage dans Sala et al.” Je lui ai demandé comment le modèle original avait pu passer au travers de l’évaluation par les pairs et si il pensait qu’un biogéochimiste l’avait évalué; il m’a répondu, “probablement pas par un biogéochimiste des sédiments.”
Comment Sala et al. 2021 a-t-il été évalué par les pairs?
Les sorties du modèle utilisé dans Sala et al. 2021 étaient erronées de plusieurs ordres de grandeur à cause de ses mauvaises hypothèses sur le taux de reminéralisation du carbone. Ceci fait que trois modèles sur trois utilisés dans Sala et al. 2021 sont sévèrement et légitimement critiqués. L’hypothèse que la couche de surface des sédiments minéralise le carbone frais comme le sédiment plus profond est presque impossible à défendre et aurait du être remarqué lors de l’évaluation par les pairs.
Le processus d’évaluation par les pairs est confidentiel, donc il n’est pas possible de savoir comment le processus s’est déroulé ou bien qui a été choisi pour évaluer Sala et al. 2021 avant qu’il ne soit publié, mais je pense qu’on peut admettre qu’il a été raté—et pas nécessairement par la faute de Nature ou des éditeurs.
Évaluer des modèles informatiques complexes est un exercice difficile, et le nombre de scientifiques qui peuvent les évaluer de façon adéquate diminue lorsque leur complexité augmente.
Sala et al. 2021 avait trois modèles informatique compliqués ! Dans une situation parfaite, il y aurait au moins un évaluateur par modèle avec une connaissance étendue des hypothèses du modèle. Le seul évaluateur à donner son nom ne semble pas avoir une expérience de modélisation quantitative sur la base de sa page Google Scholar.
Le modèle de sécurité alimentaire original publié dans Proceedings of the National Academy of Science a été reconnu comme erroné parce que peut-être que la seule personne avec une connaissance intime du modèle sur lequel il était basé à regarder de près et a trouvé des problèmes. Ceci a mené à creuser plus profondément puis à la rétractation.
Nature et des douzaines de scientifiques ont passé plus de deux ans à essayer de nettoyer le désordre créé par ce processus d’évaluation problématique. Hiddink et al. 2023, une critique en cinq paragraphes, a été soumis il y a presque deux ans, alors que la réponse officielle au modèle de sécurité alimentaire de Sala et al. 2021 n’a toujours pas été publiée.
Malgré tout, Sala et al. 2021 a été utilisé pour mener des politiques et revendiquer des bénéfices qui ne semblent pas exister.
Un mythe potentiellement dangereux
Aucun modèle ne démontre mieux les préjudices potentiels de Sala et al. 2021 que leur modèle erroné de carbone. Les attentes irréalistes a propos de la quantité de crédits carbone potentiels générés par les AMPs pourraient mener a une augmentation des émissions de carbone. Je m’inquiète que les gouvernements ou les ONGs puissent considérer compter sur des réductions imaginaires de CO2 par le chalutage pour augmenter les émissions réelles de CO2 issues d’autres activités. Imaginez que l’industrie aérienne paye pour arrêter le chalutage pour rendre le transport aérien “neutre en carbone” sur la base de Sala et al. 2021. Permettre des émissions réelles pour financer plus d’AMPs serait terrible pour l’océan et la planète.
Holtgrieve le résume bien:
Les auteurs tracent une ligne directe entre une diminution du stockage de carbone dans les sédiments et une augmentation de CO2 atmosphérique. Cette ligne n’est pas du tout droite et implique de nombreuses hypothèses non testées. Il a été rapporté dans la presse que « Le chalutage de fond relargue autant de carbone que le transport aérien, d’après une étude de référence. » Cet angle est très malhonnête parce que le transport aérien émet directement dans l’atmosphère une quantité de CO2 importante et bien connue, où elle altère le climat. La quantité de CO2 relargué par le chalutage est très incertain, et il est possible que seule une petite fraction n’atteigne l’atmosphère. Faire une équivalence entre le transport aérien et le chalutage est dangereux car cela détourne notre attention de solutions réelles et opérationnelles, la réduction des émissions par les énergies fossiles. Les auteurs le savent et sont complices de cette tromperie.
Max Mossler
Max is the managing editor at Sustainable Fisheries UW.
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